Neurodiversité et antispécisme

Introduction

  1. Définitions

Commençons avec quelques définitions.

Le terme « neurodiversité » renvoie à la fois à un phénomène biologique, un mouvement militant, un paradigme théorique et un champ d’études académique.

Pendant longtemps, l’origine du terme a été attribuée à Judy Singer, une sociologue australienne qui avait écrit l’un des premiers travaux académiques sur le mouvement de la neurodiversité. Depuis 2024, on sait que le concept témoigne d’une origine collective au milieu des années 1990, dans la communauté en ligne pour la vie autonome – soit Independent Living, en anglais, ou InLv pour faire court – une communauté principalement constituée de militant·es autistes. Dans cette communauté, il s’agit de lutter pour les droits humains des personnes autistes, à commencer par le droit à vivre de manière autonome et à une inclusion totale dans toutes les sphères de la société.

En tant que phénomène biologique, le terme « neurodiversité » renvoie à « la diversité des esprits humains, la variation infinie du fonctionnement neurocognitif au sein de notre espèce ». C’est la définition proposée par la chercheuse autiste trans Nick Walker.

Dans ce contexte, le terme acquiert une première signification, en parallélisme direct avec le terme de « biodiversité ». De même que la biodiversité est apparue dans l’optique de conserver une diversité d’espèces vivantes, le terme de neurodiversité envisage la diversité neurologique comme un sous-ensemble de la biodiversité.

Plus largement, le mouvement de la neurodiversité, qui émerge autour de la communauté InLv, constitue une démarche politique de dépathologisation de ce que la médecine désigne comme des « troubles mentaux », dont il revendique la reconnaissance comme partie prenante de la diversité humaine, à l’image de la diversité de genre, de sexualité, de culture, d’ethnicité, etc. En complément du parallèle avec la biodiversité, qui relève davantage des sciences de la vie, la comparaison avec la diversité de genre ou d’ethnicité associe la neurodiversité à un phénomène socio-culturel.

D’autres définitions du concept ont été proposées, et il n’existe pas de consensus sur le sens à attribuer au terme. Le concept dispose ainsi de significations différentes qui dépendent des usages qu’en font les personnes concernées. Selon certain·es spécialistes de la neurodiversité, comme læ philosophe Robert Chapman, il convient de rester vigilant·e face aux tentatives de proposer des définitions définitives, qui risquent toujours d’exclure certaines personnes. 

En 2000, l’activiste autiste Kassiane Asasumasu forge les termes « neurodivergence » et « neurodivergent·e » pour désigner, « celleux dont le fonctionnement neurocognitif diverge des normes sociales dominantes de multiples façons ».

La neurodivergence inclue ainsi largement des modes de fonctionnement innés comme l’autisme, le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), également appelé « style cognitif cinétique » par Nick Walker dans un but de dépathologisation, mais aussi l’épilepsie, les troubles dys (comme la dyslexie, la dyspraxie ou la dyscalculie), les troubles obsessionnels-compulsifs et le syndrome de la Tourette. D’autres conditions, moins souvent mentionnées, sont les modifications acquises du fonctionnement neurocognitif liées notamment au psychotraumatisme, à la pratique de long terme de la méditation ou la consommation répétée de psychotropes. Bien qu’il n’y ait là encore pas de consensus, certain·es incluent la schizophrénie, la bipolarité, la personalité limite, et d’autres expériences dites « folles » dans le spectre de la neurodivergence – et je pense que c’est une bonne chose.

En français, le terme « neuroatypie » est plus courant que celui de neurodivergence, tandis qu’en anglais, c’est l’inverse. Il me semble personnellement que le terme « neurodivergence » est préférable, notamment parce que le concept d’atypie est particulièrement récupérable par le capitalisme. À l’ère néolibéale, être atypique peut être une bonne chose aux yeux des marchés, et de plus en plus fréquemment, on observe un phénomène de récupération et de neutralisation du potentiel critique de la neurodivergence par les institutions psychiatriques et économiques. On appelle ce phénomène la « neurodiversité lite ». Tandis que l’atypie se prête largement au management néolibéral de la diversité, la divergence évoque davantage un écart statistique par rapport à la norme et est donc moins aisément récupérée.

Récemment, le terme de « neurodissidence » a été introduit dans le débat. L’origine de ce terme est difficile à retracer et est certainement elle aussi collective. Le terme a été observé dans des communautés activistes francophones de personnes folles, mais aussi dans le contexte militant et académique en Amérique latine. Si j’utilise pour ma part principalement le concept de neurodivergence pour désigner la réalité bioculturelle de l’autisme dans mes travaux, je fais appel au concept de neurodissidence lorsque je cherche à désigner des pratiques militantes et politiques de contestation active de la neuronormativité.

La neuronormativité, à l’image de la cishétéronormativité, c’est l’ensemble des normes socio-politiques qui définissent et régulent le bon usage de notre fonctionnement neurocognitif. Dans un monde neuronormatif, certaines pratiques neurocognitives sont valorisées – le contact visuel, la communication bidirectionnelle, l’énonciation claire et sans bégaiement, le contrôle sur son corps et sa motricité, etc. – tandis que d’autres sont dévalorisées. Les personnes qui échouent à performer un comportement neurocognitif dit « normal » font l’objet de sanctions sociales, d’exclusion, de marginalisation, etc. Pour le dire plus simplement, la neuronormativité fait partie de l’oppression spécifique des personnes neurodivergentes, aux côtés du validisme ou capacitisme, à savoir l’oppression des personnes handicapées.

La neurodivergence, comme vous vous en douterez, est souvent rattachée au handicap. Dans ce qu’on appelle le paradigme de la pathologie, il est suggéré que les personnes neurodivergentes souffrent de pathologies ou « maladies mentales », caractérisées par des déficits. Les personnes neurodivergentes seraient ainsi marquées par un déficit dans la communication sociale, dans la motricité fine, dans la théorie de l’esprit – à savoir une forme d’empathie cognitive – etc. Au contraire, dans le paradigme de la neurodiversité, théorisé par Nick Walker, la neurodivergence doit être dépathologisée, largement démédicalisée, et reconnue comme partie prenante de la diversité humaine.

À la suite du développement du mouvement de la neurodiversité dans les années 1990 et 2000, plusieurs champs d’études académiques se sont développés, à commencer par les études de l’autisme et plus récemment, les études critiques de l’autisme. Aujourd’hui, les études de la neurodiversité ont aussi connu une certaine institutionnalisation dans l’académie anglophone, avec plusieurs départements et programmes de cycle supérieur centrés sur la neurodiversité. Ces derniers mois, on assiste également à la naissance des études critiques de la neurodiversité, notamment avec un colloque universitaire en Angleterre en juin dernier et un numéro de revue à venir dans la revue Neurodiversity. Et puis, il y a progressivement la naissance de champs d’études comme les études du TDAH ou les études tourettiques.

2. L’anthropocentrisme des études de la neurodiversité

Alors, quel rapport entre la neurodiversité et l’antispécisme ? À première vue, quand on pense aux définitions principales de la neurodiversité, on retrouve une forme d’anthropocentrisme, c’est-à-dire que le concept est centré sur les humains et exclut les animaux non humains.

Revenons à la définition proposée par Nick Walker : « la neurodiversité renvoie à la diversité des esprits humains, la variation infinie du fonctionnement neurocognitif au sein de notre espèce ».

Judy Singer, quant à elle, avait proposé une définition tout aussi anthropocentrée, lorsqu’elle expliquait que la neurodiversité « est un truisme biologique qui renvoie à la variabilité illimitée des systèmes nerveux humains sur la planète ». La définition de Singer, comme on le voit, s’appuie surtout sur le parallèle entre neurodiversité et biodiversité.

Singer explique ainsi que « tout comme la biodiversité renvoie à toutes les espèces […] la neurodiversité renvoie à tous les êtres humains ». Curieusement, le concept de neurodiversité proposé par Singer n’inclut pas tous les animaux dotés d’un système nerveux, mais seulement les animaux humains. Il décrit ainsi une forme de biodiversité sans animaux non humains, ce qui est quand même paradoxal.

Cet anthropocentrisme du concept de neurodiversité s’explique notamment par l’horizon politique du mouvement de la neurodiversité et notamment son approche par les droits humains, qui exclut effectivement les animaux de toute considération politique.

Singer explique ainsi que « littéralement, le terme renvoie à tous les êtres ayant un système nerveux, mais puisque j’ai formulé le terme dans un objectif de militantisme pour les droits humains, je l’ai limité à l’Homo sapiens. Le terme biodiversité couvre le reste ». Au-delà du fait que Singer n’a pas véritablement formulé le concept, sa conception de la neurodiversité est ainsi anthropocentrée. En distinguant l’être humain – qui mériterait une reconnaissance politique et des droits – et la « nature » ou l’« environnement », qui ne mérite que la « conservation », Singer exclut les animaux non humains de la sphère du discours politique de la neurodiversité. Ses écrits ancrent la conception théorique de la neurodiversité dans un ensemble de dualismes : nature/culture, animaux/humains, science/politique.

Or comme le note le philosophe de la neurodiversité Sam Fellowes, l’idée selon laquelle « seules les formes humaines de diversité comptent, et donc la neurodiversité n’inclut pas les animaux […] semble arbitraire ». En effet, à en croire la description de Singer, il semblerait que pour préserver la diversité neurologique non humaine, il faille investir notre temps et notre énergie dans le mouvement écologiste plutôt que dans le mouvement de la neurodiversité.

Aussi bien dans la recherche académique sur la neurodiversité que dans le travail culturel et militant réalisé dans le mouvement, la neurodivergence animale est pratiquement inexistante. Dans un article de blog, Sam Fellowes, qui est aussi vegan, se demande : « La neurodiversité devrait-elle être étendue aux animaux ? ». Après avoir critiqué différents arguments opposés à une telle extension, il conclut « qu’un·e militant·e de la neurodiversité doit ou bien donner de bonnes raisons de restreindre la neurodiversité aux humains ou bien l’étendre aux animaux ».

Des positions comme celle de Sam Fellowes sont rares dans le champ des études de la neurodiversité. S’il n’est pas inhabituel d’entendre parler des liens de proximité entre les humains neurodivergents et les animaux non humains, il s’agit rarement de s’intéresser à une neurodivergence animale. La plupart du temps, l’animalité dans la neurodiversité est présente sous le forme de descriptions des manières dont les animaux bénéficient aux humains neurodivergents, en tant que « soutiens émotionnels » ou comme guides vers une meilleure compréhension de la socialité humaine. Ce faisant, ces descriptions échouent à déconstruire l’opposition entre humains et animaux et l’incorporation des animaux dans une vision spéciste et humaniste de la nature présentée comme ressource, objet, ou arrière-plan de l’action humaine. Ironiquement, la neurodivergence animale semble plus aisément reconnue dans les sciences médicales, où la psychiatrie animale commence à s’intéresser à la possibilité d’un autisme ou d’un TDAH canin ou félin. Or, naturellement, selon un paradigme de la neurodiversité, il n’y a pas grand chose à attendre des sciences médicales et du paradigme de la pathologie.

Dans ce contexte, il y a une vraie lacune aussi bien dans les travaux académiques que dans l’activisme neurodivergent et antispéciste. Les liens entre neurodissidence et antispécisme demandent encore à être véritablement conceptualisés et développés en pratique.

En l’occurrence, toute une littérature est en train d’émerger dans le champ académique, qui se positionne à l’intersection des études animales et des études critiques du handicap. Ces travaux, qui peuvent être associés aux perspectives crip en études animales critiques, ont mis en lumière la possible application du concept de handicap aux animaux non humains.

Mais en ce qui concerne la neurodiversité, il n’existe pas vraiment d’équivalent et la littérature reste très maigre. Notamment, l’anthropologue mexicaine Berenice Vargas García s’est intéressée à ce qu’elle appelle le lien « spécisme-validisme » dans le contexte de l’autisme, mais depuis une approche largement nourrie des études du handicap. C’est ce gap que j’essaie de combler avec mes travaux en philosophie.

Les questions principales qui vont m’intéresser dans cette conférence sont les suivantes : 

  • Quels sont les liens entre le spécisme et la neuronormativité ? 
  • Comment reconceptualiser la neurodiversité au-delà du spécisme et de l’anthropocentrisme ?
  • Pourquoi revendiquer la neurodissidence implique-t-il nécessairement de revendiquer notre animalité ?
  • Comment établir des liens de solidarité entre les personnes neurodivergentes et les animaux non humains ?

annonce de plan

I – La co-construction du spécisme et de la neuronormativité

Je commence donc par m’intéresser à la co-construction du spécisme et de la neuronormativité à partir d’une étude de cas des modèles animaux dans la science de l’autisme. C’est une partie un peu dense et riche en exemples scientifiques, donc accrochez vous, mais ne vous inquiétez pas, ça se simplifie ensuite.

La science de l’autisme, donc, c’est un champ de recherche dont « l’objectif est de comprendre les causes biologiques sous-jacentes de l’autisme et de développer de nouveaux traitements qui améliorent la vie de personnes réelles ». Ou du moins, c’est ce qu’affirme la fondation pour la science de l’autisme, un organisme qui contribue directement à la pathologisation de l’autisme. La science de l’autisme s’appuie largement sur des modèles animaux.

Les modèles animaux, ce sont des animaux qui sont utilisés pour reproduire ou imiter certains traits humains, par exemple des traits autistiques. Les scientifiques viennent modifier la biologie de ces animaux, souvent des rongeurs, dans le but d’identifier de potentiels « facteurs de risque » génétiques ou environnementaux de l’autisme, ou ce qu’ils appellent de manière pathologisante les « troubles du spectre autistique », ou TSA.

En se concentrant sur l’étiologie, la science de l’autisme cherche non seulement à démêler la nature prétendument « mystérieuse » de l’autisme, mais aussi, en fin de compte, à trouver un « traitement ». Or, depuis des années, la communauté autiste réclame que la science de l’autisme mette un terme à la recherche étiologique et se concentre plutôt sur ce qui affecte le quotidien des personnes autistes tout au long de la vie, comme les difficultés sensorielles et l’acceptation par les personnes allistes, c’est-à-dire non autistes. Avec le développement du paradigme de la neurodiversité, la communauté explique que l’autisme n’est pas une pathologie et que les personnes autistes ne souhaitent pas être guéries. Pourtant, en persistant dans son paternalisme médical, la science de l’autisme confirme, encore et encore, son attachement profond au paradigme de la pathologie.

Allons plus en détail dans le croisement entre le paradigme de la pathologie et le spécisme dans les modèles animaux. Alors même que les scientifiques admettent que, je cite « il y a un large gap entre un modèle animal et l’autisme lui-même, qui n’est actuellement reconnu que chez les humains », il semblerait que « de nombreuses fonctions cognitives de haut niveau [qui sont pertinentes pour l’étude de l’autisme] peuvent aussi être observées et mesurées chez des mammifères bien “inférieurs” tels que les rats et les souris ».

Une hypothèse fondamentale guide ainsi la recherche biologique sur les modèles animaux : l’idée selon laquelle humains et autres animaux partagent des mécanismes neurobiologiques et comportementaux communs. On trouve ici la thèse selon laquelle modifier les gènes ou la chimie d’un organisme suffit à provoquer des traits autistiques. Plus encore, les scientifiques supposent non seulement que les causes biologiques sont reliées à des effets comportementaux, mais que les mêmes causes produisent les mêmes effets d’une espèce à l’autre. Pour un ensemble de raisons qu’on ne décrira pas ici, cette présupposition a des fondements scientifiques particulièrement limités.

Au-delà de ces limitations épistémologiques, les modèles animaux de l’autisme s’appuient également sur une vision stéréotypée et pathologisante de l’autisme tirée du DSM, le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, en quelque sorte la bible de la psychiatrie américaine. Ils s’appuient aussi sur les outils de diagnostic utilisés chez les humains pour diagnostiquer des comportements autistiques chez les rongeurs. Or, on connait aujourd’hui le caractère réducteur et pathologisant du DSM. Ainsi, tout un vocabulaire pathologisant est employé dans la littérature scientifique : les termes « maladies » et « pathologie » sont souvent couplés avec une évaluation de la « sévérité » des « symptômes ». Les comportements autistiques sont considérés comme des déficits qui requiéreraient des « traitements ».

Cette représentation pathologisante est ainsi appliquée aux animaux, qui sont malgré eux recrutés dans le complexe industriel de l’autisme. Mais alors même que les animaux semblent présenter des comportements autistiques typiques, les scientifiques se refusent à les décrire comme tels. Dans une conception mécaniste comme celle des modèles animaux, puisque les mêmes causes produisnt les mêmes effets, il semblerait possible d’isoler des mécanismes individuels reponsables de traits autistiques individuels. Comme le note la philosophe Florence Burgat, dans le contexte expérimental, « les syndromes sont supposément réduits à leurs symptômes » (Burgat, 2023, p. 103). Pourtant, sur un plan épistémologique, il semble impossible de réduire une condition comme l’autisme à un symptôme ou trait unique.

Il y a donc une forme de « réductionnisme » dans la science de l’autisme, qui réduit des enchevêtrements complexes entre des facteurs biologiques, psychologiques, environnementaux et culturels, et les transforme en simple mécanisme de cause à effet. Ainsi, le terme même d’autisme est refusé aux rongeurs. Les scientifiques ne concluent par de leurs expérimentations comportementales que les souris présentent des traits autistiques, mais des traits « ressemblant à l’autisme » (ou en anglais, autistic-like). Cela s’explique par le fait que, dans le contexte expérimental, la question de savoir si l’animal se qualifierait pour un diagnostic d’autisme n’est pas pertinente.

Il semble donc que le développement de modèles animaux s’appuie sur une relation ambivalente aux animaux. La philosophe Vinciane Despret distingue en effet deux perspectives : celle de l’ « animal naturaliste », qui repose sur une connaissance tacite utilisée dans la pratique scientifique mais jamais formalisée dans les rapports scientifiques, et celle de l’ « animal analytique », où l’accent est mis sur les données observables (Despret, 2021, p. 90).

Pour formuler des modèles animaux, il faut supposer une ressemblance entre humains et autres animaux, et donc une forme de subjectivité animale. Mais dans les expérimentations scientifiques, la subjectivité est releguée à l’arrière-plan et remplacée par la conception analytique de l’animal. Dans le geste constituant à attribuer aux modèles une « ressemblance à l’autisme » (mais pas l’autisme lui-même), la subjectivité animale est donc supposée en même temps qu’elle est niée.

Tandis qu’il y a clairement de la subjectivité animale en jeu ici, elle ne peut subsister que sous une forme minimale dans les expériences scientifiques. Les protocoles déployés dans la science de l’autisme constituent ainsi ce que Despret appelle « des dispositifs qui rendent bête » (Despret, 2016, p. 13). En français, le terme « bête » est polysémique : en tant qu’adjectif, il renvoie à la stupidité, mais en tant que nom, il s’attache à l’animal. Cette polysémie est significative, puisque le plus gros de la tradition philosophique dans la modernité occidentale a considéré les animaux comme de simples bêtes. Bestialiser, ce serait donc s’appuyer sur une distinction spéciste entre un être humain intelligent et sensible et un animal irrationnel, assimilable à une machine. En posant aux animaux des questions portant sur l’autisme, les scientifiques lancent un piège à leurs animaux – comment des souris de laboratoire pourraient-elles jamais nous enseigner quoique ce soit sur l’autisme chez les humains ? – mais ce sont elleux qui tombent dedans. Pour le dire simplement, lorsque les scientifiques bestialisent leurs animaux, tout le monde en ressort plus bête. La bestialisation est donc l’un des mécanismes d’oppression agissant à l’intersection entre spécisme et neuronormativité.

En effet, ces dispositifs épistémiques sont riches en implications éthico-politiques. La vision bestialisante et réductionniste des animaux dans la science de l’autisme est centrale au paradigme de la pathologie et reflète ainsi la représentation problématique que les scientifiques ont de la neurodivergence. Comme Burgat le souligne avec la psychiatre et psychanaliste Piéra Aulagnier, le travail expérimental incessant des modèles animaux provient « du désir de comprendre les énigmes du comportement humain » (Aulagnier citée dans Burgat, 2023, p. 101), un désir qui, comme je l’ai suggéré dans le contexte de l’autisme, est ancré dans le paternalisme médical et le paradigme de la pathologie. En raison de cette pathologisation, l’expérimentateur « n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée » (Claude Bernard cité dans Burgat, 2023, p. 101).

Les scientifiques de l’autisme n’ont aucune bonne raison de se demander si leurs souris sont vraiment autistes et comment elles le vivent. Pourtant, il me semble qu’en refusant de poser la question et en choisissant d’utiliser les souris uniquement pour des raisons instrumentales, les scientifiques sont voués à poser les mauvaises questions et à y donner de mauvaises réponses.

En recrutant des animaux non humains dans des dispositifs qui se désintéressent fondamentalement d’eux, les scientifiques de l’autisme réduisent les animaux non humains à être des « autres constituants » de la science de l’autisme. En effet, les souris et rats aident les scientifiques à apporter au concept d’autisme son intelligibilité et son opérabilité tout en en étant rejetés. Iels sont à la fois considérés suffisamment proches des humains pour pouvoir nous enseigner quelque chose sur l’autisme chez l’humain tout en se voyant refuser l’accès au terme même qu’iels contribuent à façonner. De la même manière, les autistes humains voient leurs comportements recrutés par une opération de pathologisation tandis que leurs voix et désirs sont négligés.

II – Vers un tournant plus-qu’humain dans les études de la neurodiversité

À partir de l’étude des modèles animaux dans la science de l’autisme, on a vu que la neuronormativité et le spécisme sont imbriqués et se co-construisent. Plus tôt, on avait vu que les études et le mouvement de la neurodiversité s’intéressent aux animaux mais souvent de façon anthropocentrée et les exclut du champ de la définition de la neurodiversité. Je vous propose de nous intéresser davantage à la conception théorique de la neurodiversité pour en montrer les horizons et les limites actuelles pour penser l’animalité.

Je commence avec la question de l’espèce comme outil du spécisme et de la neuronormativité. Dans sa thèse de doctorat, læ philosophe de la neurodiversité Robert Chapman explique que l’autisme, en tant que neurodivergence, est « évalué […] en relation à une norme de standardité pour l’espèce – une norme en comparaison de laquelle il est généralement considéré comme intrinsèquement déficient à divers égards vitaux ».

Précisément, la neurodivergence se définit par l’absence de qualités considérées « normales » pour l’espèce humaine ou la présence de qualités jugées « atypiques » ou « anormales ». Cette constitution d’une norme de l’espèce ne va pas de soi, dans la mesure où la réponse à la question « Qu’est-ce que l’être humain ? », ou, dans sa version préalable « Qu’est-ce que l’homme ? » ne va pas non plus de soi. Cette question anthropologique a en effet émergé dans un espace-temps particulier, celui de la modernité coloniale en Occident.

C’est en effet dans la modernité occidentale que la question de l’humain apparaît véritablement, l’humanisme devenant un idéal scientifique, moral et politique permettant de réguler l’appartenance à la catégorie humaine.

Les capacités associées à l’humain normal, telles que « l’autonomie et l’agentivité sont largement perçues comme le fondement même de notre valeur et dignité proprement humaine ». Dans ce contexte, l’humanisme en Occident s’est construit par l’exclusion de populations entières de la catégorie humaine.

Comme l’explique l’anthropologue de l’autisme et de l’animalité Berenice Vargas García, celleux qui sont exclu·es appartienent « à un espace nébuleux d’animalité : les personnes négativement racisées, féminisées, dissidentes, déviantes, estropiées, malades, folles, appauvries, infantilisées, etc. ». Pour cette raison, l’idée selon laquelle l’humain neurotypique mérite valeur et dignité repose sur son opposé, à savoir l’idée que les personnes neurodivergentes et folles peuvent être être privées. 

En critiquant l’anthropologie occidentale et sa construction d’une espèce humaine, il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucune différence entre les humains, les chiens, les pigeons, et autres espèces. Plutôt, il s’agit de mettre en évidence le geste historiquement situé et contingent par lequel une spécificité humaine – et par là même, une normalité humaine – a été constituée, le geste même qui a permis le développement de la neuronormativité comme idéologie.

C’est en raison de ce geste spéciste – à savoir l’idée selon laquelle il existerait quelque chose comme une normalité de l’espèce – que le paradigme de la pathologie a pu se déployer en premier lieu. Et en effet, « dans de tels récits, non seulement l’autisme est considéré comme diminuant intrinsèquement la capacité à s’épanouir, mais il devient apparememnt impératif de modifier les personnes autistes pour les rendre plus conformes à la conception standard de l’espèce en matière de fonctionnement humain normal ».

Pour le dire plus directement : la neuronormativité est profondément imbriquée avec le spécisme. C’est ce que j’appelle l’éthonormativité – on y reviendra.

Comme on le voit avec Chapman, le fondement de la neuronormativité au sein de l’idée d’une normalité de l’espèce met en lumière l’articulation des discours scientifiques et des discours moraux et politiques. En effet, le principe clé du paradigme de la pathologie est l’idée que la neuronormativité est justifiée par un ensemble de normes scientifiques et empiriques. La norme « empirique » en question est celle des sciences de la vie et des sciences médicales, qui servent de justification aux dispositifs biopolitiques et coloniaux de normalisation. Or, ces données empiriques des espèces ne constituent pas des essences préalables mais des constructions socio-historiques qui façonnent une compréhension normative de l’humain et des autres espèces animales.

En déconstruisant cet humanisme scientifique, Chapman va jusqu’à employer les termes « typique pour l’espèce » et « neurotypique » comme des synonymes. Être neurotypique, c’est donc être un humain normal, et être neurodivergent·e, c’est être moins-qu’humain et se voir fréquemment assimilé·e aux bêtes, aux plantes, aux machines.

Dans une conférence sur le handicap et l’animalité, la philosophe Lori Gruen suggère ainsi que « le concept d’espèce n’est pas simplement biologique ou naturel, et la notion connexe de comportement ou de fonctionnement typique pour l’espèce ne recouvre pas nécessairement des traits ou des caractéristiques immuables ». En d’autres termes, la catégorie d’espèce et l’idée de typicité de l’espèce tend à crystalliser une compréhension validiste de la normalité dans la mesure où elle constitue « une projection d’une capacité essentielle ou de caractéristiques essentielles ».

On suppose ainsi qu’un être humain, ça marche, et qu’un oiseau, ça vole. Mais est-ce qu’un être humain qui ne marche pas ou un oiseau qui ne vole pas n’est pas vraiment un être humain, ou un oiseau ? Selon l’idéologie spéciste-validiste, que j’appelle « éthonormative », c’est bel et bien le cas. L’idée de typicité de l’espèce (ou de normalité de l’espèce, ou encore de standard de l’espèce) constitue ainsi un dispositif neuronormatif.

Berenice Vargas García examine ce faisant l’interface « spécisme-validisme » et son imbrication avec d’autres systèmes de domination. Elle décrit comme « raison autiste » un « ensemble de pratiques, discours, dispositifs et technologies qui ont représenté le corps autiste comme sous-humain – ou proto-humain –, comme malade, dérangé, déficient et aliéné vis-à-vis d’autres corps, êtres, mondes et environnements (et particulièrement en Occident) ». Spécifiquement, elle explique que cette raison autiste tend à « valoriser l’humain – le proprement humain – plutôt que l’animal(isable) ». Dans ce contexte, ce ne sont pas seulement les corps-esprits non humains qui sont ciblés, mais aussi les corps-esprits humains qui échouent à satisfaire les critères d’une humanité typique et normative. Ce faisant, les corps autistes sont rendus animalisables.

Dans ces « technologies de spéciation », qui font recours à une forme de « sorcellerie zoologique » (Ko, 2023), « les “races” non blanches occupent les échelons les plus inférieurs ». De même, plus on s’éloigne de l’idéal de normalité, qui inclut des injonctions à la cis-hétérosexualité, la blanchité, la propriété, l’éducation supérieure, la sanité, la capacité, etc., plus on peut être déshumanisé.

Face à ces formes croisées de normativité, le concept de neurodiversité permet, selon Robert Chapman, de rejeter l’idée selon laquelle il existerait quelque chose comme une normalité de l’espèce. Il vise ainsi à célébrer la diversité des façons d’être un humain au-delà de toute hiérarchisation.

Pourtant, bien qu’il dispose d’une portée critique antispéciste et posthumaniste – c’est-à-dire de rejet du critère d’espèce et du concept normatif d’humain – le concept de neurodiversité n’a encore jamais été revendiqué d’une telle manière.

Il me semble que pour porter une véritable critique de la neuronormativité, il faut donc mener le raisonnement à son terme et affirmer la portée antispéciste et posthumaniste de la notion : en s’opposant au spécisme et à l’humanisme, la neurodiversité peut ainsi être repensée au-delà du dualisme humain/animal et s’opposer à la bestialisation.

III – Théorie et politique de l’éthodiversité

3.1. Définitions

L’éthologie est l’étude scientifique du comportement chez les animaux humains et non humains. Elle décrit les différentes manières d’être et de se comporter chez différentes espèces, comme les humains, les chats, les chauve-souris, les baleines, les rouge-gorges, etc. L’éthologie peut ainsi fournir une base pour explorer la diversité des manières d’être-animal et les ressemblances et différences entre espèces, communautés et individus.

Dans ce contexte, j’ai proposé le concept d’éthodiversité, raccourci pour « diversité éthologique », qui renvoie aux variabilités et différences de styles comportementaux et existentiels au sein et entre espèces chez les animaux humains et non humains. L’éthodiversité englobe les besoins biologiques (notamment éthologiques), les tendances comportementales, les orientations existentielles, les émotions, mais aussi les relations entre espèces et au sein des espèces. Par conséquent, elle refuse la séparation entre l’inné et l’acquis ou entre l’intérieur et l’extérieur.

Par extension, l’éthodivergence renvoie à des manières d’être et de se comporter qui rompent avec les tendances comportementales (1) dominantes dans l’espèce, (2) dominantes dans le milieu écologique et social, et/ou (3) imposée par les normes éthologiques, ou ce que j’appelle l’éthonormativité.

L’éthonormativité renvoie, pour finir, à la régulation normative, fondée sur des principes humanistes, des comportements qui peuvent (ou ne peuvent pas) être attendus et acceptés chez des animaux donnés dans des contextes donnés.

Tout comme la neurodivergence, qui est souvent mais pas toujours liée au handicap, l’éthodivergence peut conduire à des formes uniques de développement mais aussi à la vulnérabilité et à l’incapacitation.

De plus, tandis que certaines éthodivergences émergent de pressions sélectives, d’autres sont l’effet de relations entre espèces ou au sein des espèces ou encore d’environnements invalidants. Par exemple, le changement climatique, l’élevage et la mise en captivité d’animaux et les changements anthropogéniques dans les milieux de vie des animaux peuvent prévenir l’expression des tendances comportementales habituelles, et donc conduire à des éthodivergences.

Plus encore, les êtres éthodivergents font souvent face à des normes comportementales humanistes – c’est-à-dire à l’éthonormativité. Par conséquent, iels subissent souvent de la violence éthonormative : les chevaux qui refusent d’obéir leurs cavaliers ou les chats craintifs qui refusent d’être caressés et attaquent les humains sont souvent abandonnés ou euthanasiés. De la même manière, les fœtus présentant une trisomie 21 sont plus souvent avortés après un dépistage prénatal.

Dans d’autres contextes, comme les laboratoires scientifiques, les zoos, et les cirques, qui impliquent une captivité animale, les normes comportementales imposées aux animaux s’appuient souvent sur des objectifs anthropocentrés, tels que le divertissement et la production de connaissances. Dans ces situations, les sujets animaux se voient poser des questions qui n’ont pas toujours de signification sur un plan éthologique.

Si j’en suis venu·e à imaginer le concept d’éthodiversité de manière autonome, j’ai par la suite découvert qu’il avait déjà été formulé par Adolfo Cordero-Rivera (2017) dans le contexte des sciences écologiques et évolutionnaires. Cordero-Rivera définit l’éthodiversité comme « la variabilité des traits comportementaux dans la hiérarchie biologique, qui inclut les niveaux individuel (par exemple la personnalité), de population (par exemple les stratégies de reproduction alternatives) et écosystémique (comme les tendances comportementales différentes entre les espèces) » (2017, p. 2).

Ma proposition se distingue de celle de Cordero-Rivera dans la mesure où je m’appuie sur une réflexion philosophique plus large et plus antispéciste, tirée du champ de l’éthologie philosophique et de la philosophie posthumaniste.

3.2. De la (neuro)parenté transspécifique à la solidarité éthodivergente

Maintenant que j’ai proposé un cadre théorique permettant de reconceptuliser la neurodiversité au-delà de l’humain, je souhaite finir cette conférence en m’intéressant aux applictions éthico-politiques de l’éthodivergence. Il va donc s’agir d’imaginer de nouvelles formes d’alliances et de coalition entre les personnes neurodivergentes et le mouvement de la neurodiversité, d’une part, et les animaux ou les mouvements antispécistes, d’autres part. 

Pour ce faire, je reviendrai rapidement sur les animaux modèles de l’autisme dans les laboratoires scientifiques, mais il s’agit simplement d’un exemple parmi tant d’autres. Il reste encore beaucoup à faire pour imaginer de nouvelles formes de solidarités éthodivergentes avec les animaux neurodivergents et fous, pour formuler une pratique du véganisme et de l’antispécisme éthodivergent, etc. 

Je commence par m’intéresser aux modalités actuelles de la production de solidarités dans le mouvement de la neurodiversité, qui repose souvent sur une forme de politique de l’identité et même d’essentialisme.

Dans le mouvement, le terme « neuroparenté » est souvent utilisé pour désigner le lien de proximité (ou d’affiliation) politique qui unit des personnes qui partagent un  même neurotype, et en l’occurrence une même neurodivergence. On part ainsi du principe que c’est sur la base de la neurologie partagée – et des expériences qu’elle nous pousse à avoir – que nous faisons communauté avec celleux qu’on appelle souvent nos « neuroparents ». Ici, le terme parent n’est pas à entendre au sens familial, mais au sens anthropologique plus large, qui renvoie tout simplement aux liens entre personnes.

Dans ce contexte, j’ai imaginé une première façon de conceptualiser et de mettre en œuvre les relations entre personnes neurodivergentes et animaux non humains, ce que j’appelle la neuroparenté transspécifique. Le terme transspécifique, qui hérite de la psychologie transspécifique, renvoie aux structures psychologiques ou neurologiques qui sont analogues d’une espèce à l’autre. Dans cette approche, c’est parce que nous partageons des traits neurologiques (ou du moins des traits comportementaux) que nous pouvons nous associer politiquement.

Comme je le mentionnais dans l’introduction, il existe de nombreux exemples de personnes neurodivergentes, notamment autistes, expriment un fort attachement avec les animaux non humains. Souvent, cet attachement est décrit comme le résultat de ressemblances biologiques, sinon du moins comportementales. Ces formes d’engagement affectives sont attestées empiriquement, et conduisent même parfois à un engagement éthique et militant. Selon certaines études, la proximité aux animaux non humains chez les personnes autistes permettrait de prédire « des attitudes et comportements pro-environnementaux », et notamment pro-animaux. C’est peut-être en ce sens qu’on peut comprendre la prégnance du véganisme dans les communautés autistes.

Une telle approche a été fameusement défendue par la zootechnicienne autiste Temple Grandin, qui prétend pouvoir comprendre les animaux mieux que les personnes allistes (c’est-à-dire non autistes) en raison des ressemblances neurologiques dans les cerveaux autistes et animaux.

Bien qu’elle ait par le passé exprimé la croyance selon laquelle tous les humains devraient devenir végétariens, Temple Grandin utilise sa compréhension particulière des animaux pour développer des systèmes d’abattage. Possiblement neurodivergent et même éthodivergent, son positionnement n’en est pas pour le moins neurodissident ou antispéciste.

Au-delà de la tension entre l’engagement affectif avec les animaux et l’engagement militant pour les animaux, l’approche par la (neuro)parenté transspécifique, notamment chez Grandin, s’appuie aussi sur une idée fétichisante. En effet, dans la littérature des approches crip en études animales, l’idée que les personnes autistes seraient plus proches des animaux en raison de leurs ressemblances biologiques est jugée fétichisante. Les personnes autistes sont ainsi considérées plus proches des animaux parce qu’elles ne seraient pas véritablement humaines ou alors parce qu’elles seraient des « génies autistes » surhumains. Dans les deux cas, cette rhétorique est bestialisante : elle suppose qu’être proche des animaux, c’est ne pas être véritablement humain, ce qui laisse entendre que l’humain « normal » n’existe qu’en opposition aux animaux.

Certes, on pourrait imaginer des situations où l’approche par la neuroparenté transspécifique est justifiée, notamment lorsque des animaux non humains présentent des traits anxieux, dépressifs, schrizophréniques, autistes, etc. L’approche transspécifique permettrait alors de faire communauté avec les siens. Dans le mouvement de la neurodiversité, il est en effet utile d’avoir des communautés autistes, TDAH, tourettiques, obsessionnelles-compulsives, même si ces communautés tendent à reposer sur une représentation partiellement déterministe et essentialiste de la neurodivergence. Le risque, ceci dit, est de normaliser l’usage de diagostics psychiatriques problématiques et d’homogéneiser les conditions neurodivergentes. Par ailleurs, dans le contexte plus-qu’humain, le risque est évidemment de supposer que le TDAH, la dépression, ou la schizophrénie se présentent de la même manière entre les humains et les animaux, et d’effacer les différences d’expérience vécue et de traitement. Comme on le sait, un chat dépressif a plus de chance d’être euthanasié qu’un humain dépressif, et les raisons conduisant à la dépression peuvent être elles-mêmes différentes.

  Ainsi, j’ai proposé une seconde manière de conceptualiser et de mettre en œuvre des politiques d’alliances entre personnes neurodivergentes et animaux non humains : la solidarité éthodivergente. Dans cette approche, il ne s’agit pas de s’associer sur la base d’une neurologie partagée, mais plutôt de faire coalition sur la base d’une expérience partagée de l’éthonormativité. C’est parce qu’on subit, ensemble, la violence éthonormative, bien qu’à des degrés et de manières différentes, qu’on s’allie.

Pour exemplifier cette approche, j’en reviens brièvement à nos fameuses souris de laboratoire, que j’appellerai, pour des raisons que j’explique plus en détail dans l’article, des « autisouris ». Rien ne nous assure que, dans les dispositifs expérimentaux, les souris deviennent véritablement autistes, et le suggérer reviendrait sans doute à s’appuyer sur une vision spéciste et anthropocentrée. Cela reviendrait à conditionner notre intérêt pour elle, et notre désir de les défendre, à leur ressemblance avec nous. Les souris, elles, s’en fichent certainement de savoir si elles sont devenues autistes ou non, ça n’a pas de signification pour elles. Par contre, les nouveaux affects et comportements dont elles font l’expérience transforment leur expérience vécue et conduit, souvent, à des formes d’incapacitation, c’est-à-dire de handicap. 

La manière dont on peut développer des coalitions situées entre personnes neurodivergentes et animaux de laboratoire, c’est sur la base à l’oppression spécifique qui croise le spécisme et la neuronormativité, à savoir l’éthonormativité. L’éthonormativité nous frappe en tant que personnes neurodivergentes qui sommes, aussi, des personnes animales, mais frappe par le même coup des personnes animales qui, dans ces dispositifs, deviennent en quelque sorte neurodivergentes. L’approche par la solidarité éthodivergente ne repose pas sur une injonction à la ressemblance, mais traverse les différences d’espèce. Elle s’attaque, en priorité, aux systèmes et structures d’oppression, à l’instar du complexe médical industriel de l’autisme, qui met en œuvre une forme systémique et systématique de violence éthonormative.

Sur un plan davantage culturel et symbolique, ceci dit, l’approche éthodivergente formule également des préconisations. Revendiquer la neurodissidence et l’éthodivergence, dans cette approche, implique de renoncer à revendiquer une humanité typique, pour revendiquer notre animalité. Les personnes neurodivergentes et folles savent, au fond, que nous n’avons jamais été humaines. Quoique nous faisions, des personnes folles et neurodivergentes seront toujours déshumanisées, et si certaines populations plus privilégiées – notamment les personnes autistes blanches, dont je fais partie – se voient souvent reconnue une humanité quasi entière, c’est souvent au détriment de populations plus défavorisées, qui se voient par là-même jetées sous le bus.

Je pense ici au mouvement de la thérianthropie, un mouvement subculturel dans lequel des personnes, souvent autistes, multiplement neurodivergentes et/ou folles s’identifient comme des animaux. Si les thérians, comme iels se nomment, ont conscience de leur humanité sur le plan biologique et évolutionnaire, iels revendiquent une affiliation et une identification avec des espèces animales non humaines.

Plutôt que de juger leurs pratiques comme anormales et de suggérer qu’elles décribilisent les luttes antispécistes et neurodivergentes, il me semble au contraire que le mouvement de la thérianthropie incarne une forme de résistance culturelle et symbolique à l’humanisme et au spécisme. Renoncer à son privilège humain, comme le font les thérians, pour revendiquer une animalité qui est d’emblée associée politiquement à la neurodissidence et à la folie, est un puissant geste de subversion de l’animalité, qui devient ainsi une forme de vie désirable.

Non seulement cela permet de déconstruire le dualisme humain/animal qui est aux racines du spécisme, mais les études empiriques démontrent aussi que les thérians sont plus susceptibles d’adopter des pratiques militantes antispécistes, à l’instar du véganisme abolitionniste, qui constitue une autre préconisation de la politique éthodivergente. Il me semble qu’en tant que communautés antispécistes et neurodivergentes, nous avons tout à gagner à articuler nos combats. Dans un monde éthonormatif bâti sur l’alliance du spécisme et de la neuronormativité, l’éthodivergent·e préférera toujours être un animal anormal qu’un humain typique.